Elle a toujours été mauvaise coutelière.
Ses parents auraient voulu qu'elle fasse de ses mains autre chose que ce qu'ils avaient fait des leurs. Ils s'accommodaient de sa médiocrité par désir d’entretenir la tradition mais ne comprenaient pas son refus de faire ce qu’elle aurait voulu.
Apache n’a jamais fait ce qui lui aurait plu, mais plutôt ce qui lui semblait juste.
Il n’était pas nécessaire que les choses lui soient agréables. Le sens du devoir outrepassait le vouloir, et aucun de ses désirs, même d’un centimètre, n’avait dépassé sa raison.
Apache depuis toujours s’abandonnait à ce qui lui faisait du mal si c’était pour le mieux. Ce n’est pas facile de vivre en tant que Cross à Horizon, et sans une tête de fer, et des phalanges d’acier, on se brise comme un rien. Aussitôt qu’elle a pu faire ses choix seule et devenir une personne, le chemin qu’Apache a pris s’est fait aussi droit que son dos.
On se construit comme on l’entend. Apache n’entend qu’une chose, et très distinctement, comme le bruit blanc du métal.
Apache n’avait pas de volonté pour elle-même et ce n’était pas par gentillesse ou par philanthropie. C’était parce que son instinct séculaire lui disait comment faire les choses. Il lui disait parfois de souffrir. Parfois d’accepter le dégoût. Parfois il lui disait de se battre, et parfois de se coucher comme un chien. Apache a le discernement tranchant des lames qu’elle forge, Apache n’a pas peur de se salir jusqu’aux bouts des cheveux, Apache a toujours eu dans le cœur une balance reliée à ses poumons.
Apache ne respire peut-être pas le même air que les autres, mais ça ne la rend pas spéciale. Apache est simplement cet être primitif qui préfère tuer l’animal blessé pour qu’il ne souffre pas.
« Tu es trop dure avec toi-même. »Apache détestait faire des erreurs. Elle se souvient de chacune d’entre elles. La première a été d’écouter les autres lui dicter sa conduite, et la seconde a été d’émettre des regrets. Sensiblement liées, ces erreurs auraient pu faire une avalanche de la vie d’Apache si elle n’avait pas tout repris en main. Une main d’inox. Une main qui relâche le stylo et déchire la feuille blanche. Apache a très tôt arrêté les études.
Elle ne manipulait ni les fours ni l’acier avec la virtuosité de son père. Elle se coupait souvent.
Ses doigts portaient les estafilades que les rasoirs avaient tracés. Le vermeil blessé arrivait à la surface, parfois très près de sortir, mouillant la dernière membrane avant l'air libre. Mais elle ne saignait pas.
C’était un métier très vieux et dur, qui tombait en désuétude. Apache ne se plaignait pas de la difficulté des rares commandes ou des aléas de l’artisanat. Elle s’exécutait. Elle plongeait l'acier dans le four jusqu'à ce qu'il rougeoie, et lorsqu'il semblait prêt à tomber en lambeaux de feu, elle en faisait une dague, une aiguille, un surin. Peut-être sans conviction, peut-être résignée. Mais elle le faisait, c’est tout.
« Tu es faite pour l’armée, Apache. »L’armée n’intéressait pas Apache. Apache ne voulait pas faire plier ses vertèbres devant un sergent instructeur qui lui apprendrait une discipline qu’elle embrassait déjà.
Apache ne connaissait pas les bancs et les uniformes aux galons brillants. Elle se levait à cinq heures tous les matins mais pas au son du cor. Elle ne voulait pas tout ça, elle ne voulait pas obéir à quelqu’un d’autre ; elle se suffisait. Apache s’infligeait seule les punitions et payait cher ses erreurs. Pour solde de tout compte elle s’en sortait très bien.
« Ne fais pas attention aux horreurs qu’ils te disent. »Apache ne répondait pas lorsque les habitants l’insultaient. Elle servait aussi les clients qui la regardaient comme une ordure. Elle ne baissait pas les yeux mais ne levait pas la tête, elle restait debout derrière son comptoir en graissant l’acier écorché lorsqu’on venait verser sur ses pieds des poubelles d’injures. Apache n’a jamais bronché. La haine glissait le long de bras étanches déjà occupés à donner une forme au fer rouge, et le racisme n’a pas déformé son visage une seule fois.
Ça n’empêchait pas qu’en son intérieur Apache brûle, avec des flammes plus hautes que les brasiers de la fonderie, et avec un désespoir combustible qui se vidait de ses pores comme une fumée humaine. C’était selon les jours. Parfois les jours étaient longs.
Alors Apache a appris à les faire passer de toutes les manières. En travaillant plus, en dormant beaucoup moins. En regardant plusieurs heures passer par la fenêtre une vie qu’elle aurait pu façonner autrement. En méditant sur ces chances inouïes dont lui parlaient ses parents - la milice, l’AURORE, les distinctions précieuses. En essayant des façons nouvelles de s’écorcher les mains. En faisant s’entrechoquer les lames aux filigranes en or. Apache était une escrimeuse virtuose et personne ne le soupçonna ; pendant les nuits les plus blanches elle pouvait graver dans le mur des encoches aussi profondes que des puits et ficher sur ses cibles en bois des nuées de poignards. Mais elle faisait les couteaux - elle ne les usait pas.
Apache a connu la véritable colère lorsqu’elle a compris qu’Horizon n’avait pas d’horizon et qu’on n’en saisirait jamais le bout. Le royaume abyssal n’aurait jamais de fond, elle le sentait dans le lit de ses veines et n’y pouvait rien ; ce n’était que sa racine qui pulsait dans ses abîmes de chair.
La racine d’Apache, la seule source cognitive irrationnelle, sans valeur, sans fondement, dont elle suivait le mouvement, sans même le vouloir mais parce qu’elle y était prédestinée.
Par un processus lent, comme lorsqu’on grave dans la longueur d’une lame l’érotisme d’une arabesque, Apache a polarisé en elle une obsession unique. C’est une fascination qui n’a pas de lisières et pas de confins pour un monde qu’elle ne peut qu’effleurer en rêve. Le rêve pourtant, il lui faut le briser.
Apache brisera le rêve comme elle sait briser le fer de ses armes.
Apache lucide n’a qu’une seule aspiration qui outrepasse les autres, c’est se réveiller. Sortir de sa prison onirique et de son linceul ensommeillé pour arriver en haut. En haut, là d’où les astray viennent, là où ils vivent autre chose qu’une moitié de sommeil, cristallisés dans un cauchemar au goût âcre, et fondu, depuis trop longtemps.
« Il ne faut pas que ça te dévore. »Mais Apache se moque qu’on lui mange le coeur.
Apache veut que son désir ineffable de révolution perce le monde comme on perce le coeur d’un songe. Apache veut sortir, elle rayera avec ses dents le dôme invisible qui les sépare de la réalité.